Chaîne d'approvisionnement automobile nord-américaine : L'intégration croissante entre les États-Unis et le Canada est-elle toujours d'actualité ?

Avec la précieuse contribution de Lucien Chaffa

L’industrie automobile figure en bonne place parmi les secteurs canadiens et américains qui partagent des chaînes d’approvisionnement transfrontalières. L’histoire riche de Detroit dans la fabrication automobile s’est construite en partie grâce à des liens cruciaux avec des fournisseurs situés dans le sud de l’Ontario, à proximité de la frontière internationale entre les deux pays. Ce commerce exempt de droits de douane facilite le déplacement sans entrave de composants intermédiaires, tels que des châssis, moteurs, transmissions et systèmes électroniques, franchissant cette frontière à différents stades d’achèvement alors que des véhicules sont assemblés au Canada et aux États-Unis pour être vendus à l’échelle mondiale. Le regroupement de l’industrie automobile a eu un impact positif sur l’économie locale de cette région, créant des emplois et stimulant la croissance commerciale. Cette analyse vise à évaluer l’intégration du Canada au sein de la chaîne d’approvisionnement nord-américaine de l’automobile et à déterminer si sa position a évolué dans cette dynamique.

En raison du manque d’informations spécifiques sur l’usage final des produits dans les données commerciales officielles, il est crucial de choisir un composant clé ayant peu d’applications hors du secteur manufacturier pour évaluer avec précision l’intégration transfrontalière. Les systèmes de transmission, étant des composants spécialisés avec relativement peu de fournisseurs mondiaux, sont indispensables à l’assemblage des véhicules, quels que soient leurs systèmes de propulsion. Par conséquent, leurs importations peuvent raisonnablement être attribuées à la fabrication de véhicules neufs et à l’assemblage de systèmes de transmission, avec une exportation potentielle pour être utilisés dans l’assemblage de véhicules aux États-Unis. Cette hypothèse est étayée par une régression utilisant les données de production de véhicules au Canada, qui révèle que les importations représentent environ 60 % de l’augmentation de la production de véhicules, corroborant ainsi l’hypothèse.

La fabrication automobile au Canada a émergé grâce à des mesures protectionnistes, et les efforts ultérieurs pour éliminer les droits de douane avec les États-Unis ont conduit à l’intégration de l’industrie dans la chaîne d’approvisionnement automobile américaine. En analysant les données sur les importations canadiennes de transmissions de véhicules, le niveau des importations est resté relativement stable depuis que le seuil des 3 milliards de dollars canadiens a été atteint après l’entrée en vigueur de l’ALENA au milieu des années 1990. Les deux seules baisses significatives des importations ont eu lieu lors de la crise financière de 2008 et de la pandémie de COVID-19, qui ont toutes deux entraîné une baisse de la fabrication de véhicules. L’origine des importations de transmissions a connu une légère diversification, les transmissions d’origine américaine représentant environ 90 % jusqu’en 2008, pour constituer environ les trois quarts des importations ces dernières années. Ce changement peut être attribué à des évolutions dans les dynamiques de production des fabricants d’équipement d’origine (OEM) américains par rapport aux OEM japonais.

L’analyse des données plus détaillées au niveau des produits révèle que, sur les 2,8 milliards de dollars canadiens d’importations de systèmes de transmission de véhicules en 2022, environ 70 % de ces importations consistaient en boîtes de vitesses, tandis que les 30 % restants étaient constitués de leurs pièces respectives. En excluant les pièces utilisées pour les réparations des systèmes de transmission, une part considérable de ces importations serait également transformée ou assemblée en boîtes de vitesses. De plus, la destination de ces importations montre une concentration en Ontario, où 93 % des importations canadiennes de systèmes de transmission étaient finalement destinées. Étant donné que la majorité de l’industrie automobile canadienne est située dans le sud de l’Ontario, ces importations corroborent davantage l’utilisation finale des systèmes de transmission dans le cadre de la fabrication. Les principaux importateurs de boîtes de vitesses comprennent Stellantis, Ford, General Motors et Honda, qui sont tous des OEM possédant des installations d’assemblage de véhicules dans la région. En outre, Linamar/Ariss Manufacturing, un fabricant de systèmes de transmission de véhicules, figure parmi les principaux importateurs de pièces de boîtes de vitesses.

En décomposant l’origine des importations de transmissions de véhicules aux États-Unis, il est possible de comprendre l’importance relative du Canada dans cette partie des chaînes d’approvisionnement transfrontalières. Notamment, les importations ont été multipliées par six depuis leur niveau de 2 milliards de dollars au début des années 1990. Cette augmentation indique une hausse substantielle du commerce de biens intermédiaires, en particulier ceux de plus grande complexité au sein de la chaîne d’approvisionnement automobile américaine. Cette observation éclaire les évolutions des modèles d’approvisionnement de l’industrie aux États-Unis, qui a produit 10,6 millions de véhicules en 2023, soit une baisse d’environ 15 % par rapport à l’an 2000. Par ailleurs, il est frappant de constater qu’environ un tiers de toutes les importations de transmissions proviennent désormais du Mexique, témoignant d’une forte intégration de ce dernier dans la chaîne d’approvisionnement automobile. En revanche, les importations en provenance du Canada sont restées inférieures à la barre du milliard de dollars depuis la fin des années 1990, révélant un niveau d’activité stagnant des OEM ayant des opérations transfrontalières et une compétitivité relative en déclin des exportations canadiennes dans la chaîne d’approvisionnement.

L'industrie automobile aux États-Unis présente une régionalisation distincte, avec un pôle centré autour du Michigan dans la région des Grands Lacs et un autre dans le Sud des États-Unis. Alors que la plupart des États du Sud dépendent fortement des importations provenant de l'extérieur de l'Amérique du Nord, le Mexique détient une part de marché significative dans ce cluster. À l'inverse, les importations canadiennes se concentrent principalement sur la région des Grands Lacs, le Michigan étant le plus grand marché tant pour les importations canadiennes que mexicaines. Cela suggère qu'une part importante du commerce canadien implique des OEM ayant des opérations des deux côtés de la frontière. Bien que les importations d'origine canadienne représentent une faible part du marché dans les autres États des Grands Lacs, il n'existe pratiquement aucun flux commercial vers le cluster du Sud.

Pour conclure, cette analyse révèle que l'intégration du Canada dans la chaîne d'approvisionnement nord-américaine de l'automobile est restée largement stagnante depuis le début des années 2000. Ce déclin est manifeste avec une réduction de moitié de la production canadienne de véhicules, passant d'environ 1,5 million d'unités en 2023 aux niveaux de l'an 2000, tandis que la production du Mexique a doublé pour atteindre 4 millions d'unités au cours de la même période. Bien que l'analyse d’un seul composant clé puisse introduire des distorsions, l'indisponibilité de données commerciales suffisamment détaillées au niveau des produits pour des utilisations non manufacturières rend cette approche nécessaire. De plus, tous les composants échangés ne nécessitent pas des connaissances spécialisées, ce qui facilite la recherche de fournisseurs alternatifs.

La transition imminente vers la propulsion électrique transformera considérablement la dynamique des fournisseurs dans l'industrie automobile nord-américaine, éclipsant les effets du déplacement de la production de véhicules vers le sud, au Mexique. La domination de la Chine dans la fabrication de véhicules électriques et le contrôle de la chaîne d'approvisionnement en batteries pour VE redessinent déjà le paysage concurrentiel des OEM japonais et européens établis. Avec moins de pièces mobiles et une plus grande dépendance aux minéraux critiques, de nouvelles configurations de chaînes d'approvisionnement émergent, avec l’établissement de nouvelles usines en Ontario et au Québec. L'accumulation historique des connaissances et de l'expérience de cette industrie opérant dans la région des Grands Lacs pourrait constituer un facteur dans l'installation de nouvelles capacités de fabrication, en plus de la disponibilité des matières premières, de l'énergie à prix compétitif et des subventions.


EN