Notre capacité à comprendre l’économie a longtemps influencé la manière dont nous mesurons la valeur, réglementons le commerce international et concevons les politiques économiques. Dans son dernier cahier scientifique, Thierry Warin retrace l’évolution de la théorie et des politiques commerciales des années 1600 jusqu’à aujourd’hui, montrant comment les transformations technologiques, institutionnelles et économiques ont modifié non seulement ce que nous échangeons, mais aussi la manière dont nous le faisons.
À mesure que les modèles d’affaires s’appuient de plus en plus sur des produits immatériels, des services numériques et des données utilisateur, les cadres de mesure traditionnels peinent à saisir toute l’ampleur de l’activité économique transfrontalière. Ce changement remet en question les concepts établis de création de valeur, de flux commerciaux et d’avantage comparatif. Il soulève également des questions urgentes sur la manière dont nous mesurons et réglementons le commerce au 21e siècle.
Le problème
Les théories commerciales classiques ont été élaborées autour de l’échange de biens physiques entre pays. Aujourd’hui, les services représentent une part croissante de la production économique dans de nombreuses économies avancées, en particulier aux États-Unis, mais ils demeurent beaucoup plus difficiles à mesurer avec précision.
Prenons l’exemple d’Apple : ses ingénieurs en Californie conçoivent des produits qui sont assemblés en Chine à partir de composants et de savoir-faire provenant du monde entier. Pourtant, les données douanières ne saisissent que la valeur du produit physique. Les redevances peuvent être comptabilisées, mais une grande partie de la conception et de l’apport intellectuel reste invisible dans les statistiques commerciales.
Les plateformes numériques complexifient encore davantage le paysage. Des entreprises comme Google, Meta, Netflix ou Amazon fournissent des services à l’échelle mondiale avec une présence physique minimale, en optimisant leurs produits pour les annonceurs et les utilisateurs à partir de données collectées aux quatre coins du monde.
Recherche et résultats
La théorie du commerce a évolué au rythme des modes de production mondiaux. Dans les années 1600, le mercantilisme présentait le commerce comme un jeu à somme nulle axé sur l’accumulation de richesses via les excédents commerciaux. Avec l’industrialisation et l’arrivée du transport ferroviaire, la production a changé d’échelle et les biens ont pu circuler sur de longues distances à coût réduit. Le libre-échange s’est développé, tandis que les services restaient essentiellement cantonnés aux fonctions de soutien tels que la finance, l'assurance et le transport maritime.
Les physiocrates français des années 1700, suivis par des économistes classiques comme Adam Smith et David Ricardo, ont mis l’accent sur la productivité, la spécialisation et les gains mutuels du commerce. D’autres penseurs comme Friedrich List ont plaidé pour des mesures protectionnistes temporaires afin de soutenir le développement industriel. Au 20e siècle, la théorie du commerce a intégré de nouveaux facteurs tels que les dotations en ressources, les économies d’échelle et les préférences des consommateurs pour mieux expliquer les schémas observés.
Les dynamiques commerciales ont commencé à évoluer dans les années 1990 avec l’essor d’Internet et la libéralisation des marchés financiers. De plus en plus de services devenant livrables numériquement, de nouveaux modes de production et de distribution ont émergé. Les modèles traditionnels, centrés sur la circulation des biens matériels, n’ont pas suivi le rythme. Contrairement aux biens, les services sont immatériels et souvent livrés sans franchir physiquement une frontière, ce qui les rend difficiles à définir, mesurer et comptabiliser.
Les progrès des télécommunications ont permis aux entreprises multinationales de séparer les fonctions de service de la production manufacturière. Les produits sont désormais conçus dans un pays, fabriqués dans un autre, brouillant la distinction entre biens et services. Les statistiques de l’OCDE et de l’OMC sur la valeur ajoutée dans les échanges (Trade in Value Added) montrent qu’environ la moitié de la valeur des exportations manufacturières des économies avancées provient d’intrants de services.
Les entreprises adaptent aussi leurs opérations aux besoins des marchés locaux, en particulier là où les services requièrent des licences nationales. Près de 55 % des services transfrontaliers sont livrés via des entités locales, mais sont enregistrés comme production domestique. Les comptes de la balance des paiements saisissent surtout les services fournis à distance ou consommés à l’étranger, bien que ces derniers ne représentaient que 30 % du commerce mondial des services estimé en 2014.
La création et la fourniture de valeur ont encore évolué avec les entreprises de plateforme qui connectent les utilisateurs, les fournisseurs et les annonceurs au-delà des frontières. De nombreux services sont proposés gratuitement aux utilisateurs et monétisés indirectement par l'utilisation de données pour améliorer les services, cibler la publicité ou former des modèles d'intelligence artificielle. Les droits d'utilisation des données sont une marchandise avec l'informatique en nuage et les flux de données transfrontaliers sont utilisés pour générer de la valeur.
Les plateformes tirent parti de forts effets de réseau, prenant de la valeur à mesure que leur base d’utilisateurs croît, ce qui entraîne souvent des dynamiques de « gagnant prend tout ». Quelques entreprises dominent les marchés numériques mondiaux, contrôlant d’immenses volumes de données et de revenus. Les services et produits d'information sont devenus plus facilement échangeables, les algorithmes permettant une expansion rapide et une exploitation fluide sur plusieurs marchés nationaux.
Ces services intègrent les économies de manière subtile mais puissante. Une tendance sur les réseaux sociaux peut influencer les débats au-delà des frontières, un algorithme de moteur de recherche peut être utilisé mondialement, et les standards techniques définis par quelques entreprises peuvent façonner des secteurs entiers. Ce ne sont pas des exportations au sens traditionnel, mais elles ont un poids économique réel. L'avantage comparatif est de plus en plus ancré dans les écosystèmes d'innovation et les capacités en matière de données, les entreprises capables d’exploiter les données influençant désormais les marchés mondiaux.
Pourtant, les cadres de mesure du commerce continuent de traiter les biens et services comme des catégories distinctes. Cela sous-estime le rôle de l’économie numérique, dans laquelle les services améliorent souvent le bien-être des consommateurs sans équivalent en termes de dépenses. Les institutions internationales s’efforcent de mieux mesurer le commerce numérique, y compris le commerce électronique et les flux de données. Le défi n'est pas seulement statistique, dans la mesure où il reflète une transformation plus large de ce que nous échangeons, de la manière dont nous l'échangeons et de qui en bénéficie.
Principaux enseignements
- Des innovations méthodologiques sont nécessaires pour mieux mesurer la valeur créée par les flux de données transfrontaliers.
Les plateformes numériques utilisent souvent des données collectées dans un pays pour optimiser des services livrés dans un autre, faisant des données utilisateur un moteur central de la création de valeur. Cela soulève la question de savoir si ces flux doivent être reconnus comme une catégorie distincte du commerce international. - Une part croissante de la valeur des exportations de biens matériels provient désormais de services intégrés.
Des services à forte valeur ajoutée sont de plus en plus réalisés dans différents pays et intégrés via des chaînes de valeur mondiales. Cette dispersion brouille la frontière entre échanges de biens et de services. - Les règles sur le commerce, la fiscalité et la concurrence doivent évoluer pour tenir compte des marchés numériques pilotés par les plateformes.
Les plateformes à forts effets de réseau concentrent le contrôle des données utilisateurs, créant des barrières à l’entrée et faussant la concurrence. Les négociations en cours sur la fiscalité numérique et les comportements monopolistiques doivent intégrer les différences en matière d’infrastructures numériques, d’écosystèmes d’innovation et de capacités en matière de données.
Pour citer :
Warin, T. (2025). Historical and Contemporary Evolution of International Trade: From Mercantilism to the Platform Economy (2025s-12, Working Papers, CIRANO.) https://doi.org/10.54932/IQEN6866