C’est à cette question que Lucien Chaffa, Martin Trépanier and Thierry Warin tentent de répondre dans leurs recherches les plus récentes. Dans un contexte marqué par une multitude de changements de politique commerciale ces dernières années, la modélisation du commerce est devenue un outil de plus en plus crucial pour comprendre les conséquences économiques de l’évolution des politiques.
À cet égard, le modèle de gravité du commerce constitue une approche théoriquement intuitive et empiriquement robuste pour expliquer le commerce bilatéral. Il prédit que le volume d’échanges entre deux pays est positivement lié à leur taille économique et inversement lié aux coûts commerciaux entre eux1. En termes simples, les grandes économies géographiquement proches tendent à commercer davantage entre elles, à l’image de l’attraction gravitationnelle entre les corps célestes.
Le modèle intègre des variables permettant de capter les coûts du commerce, comme le partage d’une frontière terrestre (qui réduit les coûts de transport) ou une langue commune (qui réduit les coûts liés à l’information). Ces variables peuvent être exprimées sous forme logarithmique, ce qui permet d’interpréter leurs coefficients comme des élasticités, c’est-à-dire le pourcentage de variation du commerce associé à une variation d’un pour cent de la variable considérée.
Le problème
À mesure que l’on ajoute des variables au modèle de gravité, il devient plus difficile d’isoler la contribution unique de chacune à l’explication des flux commerciaux. Les modèles de gravité standards supposent également que les relations sont linéaires, ce qui peut les empêcher de saisir les interactions complexes entre variables, comme l’effet différencié de la distance géographique selon le mode de transport utilisé pour une transaction donnée.
L’utilisation de transformations logarithmiques nécessite de retirer les observations dont les valeurs commerciales sont nulles, ce qui fausse la vision d’ensemble. Cela introduit un biais dans le modèle en faveur des relations commerciales existantes et sous-estime les obstacles empêchant l’établissement de nouveaux échanges. Des méthodes comme la pseudo-vraisemblance maximale de Poisson (PPML) peuvent atténuer ce problème, mais elles ne parviennent pas toujours à refléter pleinement les relations réelles entre les variables.
Recherche et résultats
Compte tenu des limites des méthodes d’estimation classiques, cette étude examine si les approches fondées sur l’apprentissage automatique (AA) permettent de mieux expliquer les flux commerciaux bilatéraux.
L’étude repose sur un ensemble de données exhaustif portant sur les échanges entre les dix provinces canadiennes et les cinquante États américains, afin de comparer les approches traditionnelles et celles fondées sur l’AA, appliquées à deux versions de l’équation de gravité. Deux séries d’estimations sont réalisées : l’une incluant les flux commerciaux nuls, l’autre les excluant.
La comparaison entre les approches évalue la précision prédictive, la robustesse face aux valeurs nulles et l’interprétabilité des résultats. Cela permet de mieux comprendre les forces et les limites de chaque estimateur.
Performance Comparison of Estimation Approaches | ||||||
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Gravity Equation | Trade Values | Estimation Approach | Estimation Model | RMSE | MAE | R² |
1 | Non-zero flows only | Traditional | OLS | 1.87 | 1.29 | 0.70 |
PPML | 4228.45 | 895.38 | 0.17 | |||
GPML | 3053.94 | 596.24 | 0.65 | |||
NBPML | 3340.50 | 636.39 | 0.65 | |||
Machine Learning | Random Forest | 1.49 | 1.05 | 0.81 | ||
XGBoost | 1.33 | 0.94 | 0.85 | |||
Neural Network | 1.83 | 1.20 | 0.73 | |||
All flows | Traditional | PPML | 3974.63 | 930.28 | 0.22 | |
NBPML | 4661.11 | 852.79 | 0.82 | |||
Machine Learning | Random Forest | 2678.07 | 689.71 | 0.53 | ||
XGBoost | 2190.64 | 748.74 | 0.68 | |||
Neural Network | 3120.31 | 864.29 | 0.40 | |||
2 | Non-zero flows only | Traditional | OLS | 1.47 | 1.05 | 0.83 |
PPML | 4271.08 | 1032.07 | 0.20 | |||
GPML | 84051.74 | 8377.11 | 0.53 | |||
NBPML | 49478.33 | 4955.34 | 0.53 | |||
Machine Learning | Random Forest | 1.32 | 0.91 | 0.86 | ||
XGBoost | 1.27 | 0.88 | 0.87 | |||
Neural Network | 1.33 | 0.91 | 0.86 | |||
All flows | Traditional | PPML | 3972.85 | 1072.20 | 0.18 | |
NBPML | 30867.10 | 5462.12 | 0.68 | |||
Machine Learning | Random Forest | 2624.04 | 730.89 | 0.54 | ||
XGBoost | 2169.56 | 714.91 | 0.70 | |||
Neural Network | 3033.20 | 869.84 | 0.43 |
Note : Des valeurs plus faibles de RMSE et de MAE indiquent une meilleure précision prédictive, tandis qu’une valeur plus élevée de R2 reflète un meilleur ajustement du modèle.
Comme le montre le tableau ci-dessus, les approches fondées sur l’AA surpassent nettement les méthodes traditionnelles dans la prédiction des flux commerciaux, démontrant une capacité accrue à capter des schémas complexes. Ce constat reste valable même lorsque les valeurs commerciales nulles sont incluses, bien que la performance diminue légèrement pour les deux versions de l’équation de gravité.
Cela suggère que les approches en AA sont efficaces pour saisir les non-linéarités et les interactions complexes sans imposer de forme fonctionnelle. Toutefois, cet avantage s’atténue lorsque l’interprétabilité devient nécessaire à l’analyse et à l’élaboration des politiques.
Principaux enseignements
L’étude montre que, bien que les approches fondées sur l’AA surpassent les modèles traditionnels comme le PPML, leur faible niveau d’interprétabilité limite leur utilité pour la conception de politiques. Le PPML reste fiable, même en présence de valeurs commerciales nulles, et offre une meilleure lisibilité quant aux effets des variables sur les échanges. Toutefois, les progrès continus des algorithmes d’AA devraient améliorer l’interprétabilité de leurs résultats dans un avenir proche.
Pour les décideurs à la recherche d’outils de prévision robustes, les approches en AA peuvent compléter les modèles traditionnels, en particulier pour projeter les effets de changements dans les politiques commerciales ou les accords régionaux. Ces résultats soulignent l’importance d’intégrer les outils d’AA de manière réfléchie dans l’analyse des politiques commerciales, afin de concilier puissance prédictive et clarté interprétative.
Lire le document de travail ici..
- Piermartini, R., & Teh, R. (2005). Demystifying modelling methods for trade policy (WTO Discussion Paper 10). World Trade Organization (WTO). https://hdl.handle.net/10419/107045